Approche critique de la liberté

A propos de Paulo Freire, "Pédagogie des opprimés" suivi de "Conscientisation et révolution", Petite collection Maspero, 1974, 197 pages

Par Florence Capron

Paulo Freire a réfléchi et mis en place une pédagogie qui oeuvre réellement à la libération des opprimés. Sa réflexion ne concerne pas seulement les pédagogues professionnels, mais également tous ceux qui s’intéressent à la façon dont les hommes prennent conscience de leur situation d’opprimés : syndicalistes, militants associatifs, militants politiques ...

Né en 1921 dans le Nordeste du Brésil, Paulo Freire commence à travailler sa méthode d'alphabétisation dès 1947 pour arriver à une première mise en forme en 1961. Elle fut alors expérimentée et appliquée à partir de 1962 dans la région la plus pauvre du Brésil qui comptait alors 15 millions d'analphabètes sur 25 millions d'habitants. Paulo Freire fut chargé de l'alphabétisation par le gouvernement populiste de Joao Goulart (1963-64). Deux mille "Cercles de culture" furent ainsi créés auxquels participèrent près de deux millions de femmes et d'hommes.

Le coup d'Etat de 1964 obligea Paulo Freire à s'exiler au Chili. Il y perfectionna sa méthode.

En 1967, il publie L'Education : pratique de la liberté. Pédagogie des opprimés est écrit en 1969 et se situe au terme de son expérience avec les paysans chiliens.

Pour expliquer son point de vue, Freire présente la pédagogie des oppresseurs comme une "conception bancaire" de l'éducation : d'un côté, l'éducateur qui détient le savoir la vérité, et de l'autre l'éduqué qui les reçoit. Cette conception on ne peut plus classique de l'éducation est oppressive dans la mesure où l'éduqué est considéré comme un récipient vide qu'il faut remplir sans jamais lui donner les moyens d'une compréhension critique du monde.

A l'inverse, Paulo Freire développe une théorie de l'éducation qui repose sur un véritable échange entre éducateur et éduqués au point où les rôles des uns et des autres sont interchangeables. Les élèves sont considérés comme des individus doués de conscience. Il s'agit alors de leur donner les moyens de s'approprier des outils de compréhension, d'analyse et de critique du monde. De plus, l'éducateur ne se considère plus comme détenteur de la Vérité, mais également en situation d'apprentissage.

Nombreux sont ceux qui ont critiqué Paulo Freire. A la gauche de la gauche, on a parlé "d'illusion pédagogique", prétendant que Freire pensait transformer la société en transformant l'éducation. C'est une caricature. Paulo Freire ne résume pas la Révolution à la transformation de l'éducation, mais en fait une condition essentielle. Le postulat est simple : tant que les hommes seront éduqués comme des opprimés, leur prise de conscience sera difficile, sinon impossible.

Pour plus de clarté, citons l’auteur :

"Ce qui nous parait indiscutable, c’est que, si nous voulons la libération des hommes, nous ne pouvons commencer par les aliéner ou les maintenir dans l’aliénation. La libération authentique, qui est l’humanisation en marche, n’est pas une chose qu’on peut déposer dans les hommes. (...) C’est une praxis qui suppose l’action et la réflexion des hommes sur le monde pour le transformer.

(...)Dans ce sens, l’éducation libératrice, conscientisante, ne peut plus être l’acte de déposer, ou de raconter, ou de transférer ou de transmettre des "connaissances" et des valeurs chez les élèves, simples patients, mais un acte cognitif.

(...) L’antagonisme entre les deux conceptions, l’une "bancaire" qui est au service de la domination, l’autre, conscientisante qui est au service de la libération, prend corps précisément ici. Alors que la première, nécessairement perpétue la contradiction éducateur/élève, la seconde réalise son dépassement.

Pour maintenir la contradiction, l’éducation bancaire nie le dialogue comme essence de l’éducation et se fait antidialogique. Au contraire pour réaliser le dépassement, l’éducation conscientisante, lieu de cognition, affirme la nécessité du dialogue et se fait dialogique (...)"

Ce livre pourtant écrit il y a près de trente ans se situe au coeur du débat actuel sur l'Education nationale française.

La toute récente consultation des lycées et le rapport dirigé par Philippe Meirieu qui en résulte pose elle-aussi la question d'une école ouverte sur la vie. Meirieu pose clairement le problème de l'empilement de connaissances encyclopédiques au détriment d'une approche critique du monde, ainsi que la reconnaissance de chaque élève comme individu spécifique. Il pose donc l'alternative : école du sens critique, de la liberté ou école des savoirs encyclopédiques destinée à reproduire la société.

En partant de soucis différents, à savoir la réussite de tous les enfants, Meirieu arrive à des conclusions assez proches de celles de Freire.

Dans la société française de cette fin de siècle, alors que les inégalités sociales sont de plus en plus exacerbées, l'éducation prend un relief particulier. Sa fonction doit être réfléchie par les gouvernants, mais c'est également à chaque enseignant de s'interroger sur son métier. Comment, pour citer Paulo Freire, faire de l'éducation, un acte de liberté, qui est un "acte de connaissance, une approche critique de la liberté"

Cette problématique étaient également au coeur des mots d’ordre des enseignants grévistes de Seine-Saint Denis.

Il ne reste qu'à conseiller la lecture de ce petit ouvrage à tous les enseignants, futurs enseignants.

La lecture de Pédagogie des opprimés devrait également être incontournable pour tous ceux qui militent pour la révolution, pour la transformation radicale de la société.

Le parallèle éducatif s'impose de lui-même. Toutes les organisations politiques se donnent une vocation d'éducation des masses. Pourtant pour la plupart, leur conception de l'éducation est la même que celle des oppresseurs. A savoir apporter la Vérité comme une transcendance. Le journal des Bolchevik ne s'appelait-il pas Pravda (vérité) ?

Freire développe cette idée selon laquelle prétendre libérer les hommes sans les faire réfléchir sur leur propre libération, c'est les transformer en objets qu'on doit sauver d'un incendie. Le pédagogue condamne sans appel propagande, dirigisme et manipulation qui ne peuvent être des instruments de libération.

Pour dépasser la situation d'oppression, il faut une compréhension critique qui mène vers une nouvelle situation. Il y a nécessité d'acquérir une conscience critique de l'oppression dans la praxis de la lutte, c'est à dire dans la réflexion et l'action des hommes sur le monde pour le transformer.

En d'autres termes, on ne peut pas penser que les hommes vont passer automatiquement, par l'opération de la propagande, au statut d'opprimés à celui de "libérés". Ce ne peut être qu'un processus plus ou moins long de conscientisation au cours duquel l'action et la réflexion sont les deux pôles d'un même ensemble éducatif.

Les militants d'aujourd'hui devraient absolument étudier Pédagogie des opprimés, afin de prendre conscience que l'action libératrice ne peut pas et ne doit pas se servir des mêmes armes que les oppresseurs, à savoir la propagande et les slogans.

Freire explique magnifiquement comment la réflexion conduit à l'action et comment il est indispensable de tenir compte des niveaux de conscience, sinon l'action politique devient pur activisme stérile.

Terminons en citant des extraits de l’interview publié sous le titre Conscientisation et Révolution:

"(...) En dernière analyse, une des tâches fondamentales du parti révolutionnaire est bien en effet de s’engager sans la recherche de l’organisation consciente des classes opprimés pour que, dépassant le stade de "classes en soi", elles deviennent "classes pour soi".Un des aspects fondamentaux de cette tâche consiste dans le fait que les rapports entre le parti révolutionnaire et les classes opprimées ne sont pas la relation entre un pôle porteur d’une conscience historique et un autre, vide de conscience ou porteur d’une "conscience vide" .

(...) C’est que le parti révolutionnaire qui refuse d’apprendre avec les masses populaires brise l’unité dialectique enseigner et apprendre. Il n’est plus révolutionnaire ; il est devenu élitiste. Il oublie un avertissement fondamental de Marx, dans sa troisième thèse sur Feuerbach : "...L’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué."

mai 1998